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C. Samarsky : Je serais volontiers revenu sur votre écriture. Vous ayant relu récemment, c’est impressionnant et rare de voir que votre texte fait ce qu’il dit. Alors que bien souvent d’autre textes indiquent – je pense à Michel Henry par exemple, pour qui la vie ne se présente pas dans la sphère de la pensée, puisque pour lui la pensée, c’est la transcendance, et que le langage reste toujours extérieur à ce dont il parle. Dans votre texte on sent bien, comme disait Ali, il y a une épaisseur. Et en même temps – vous parlez en vous-même aussi, dans La Traversée de l’immanence – , il y a de la déception ; on se trouve devant un texte sans métaphore par exemple, où les auteurs sont travaillés mais en même temps ont un visage tellement différent de ce qu’on a pu savoir d’eux, comme Husserl par exemple, ou Nietzsche… Mais c’est au cœur de cette déception-là, où l’on n’a plus de repères, qu’on est peut-être en mesure de recevoir quelque chose de l’europanalyse, enfin qu’il y a un travail qui se fait. Et la surprise c’est que dans la lecture on n’avance pas de manière linéaire, en accumulant du savoir… il y a des moments où on se sent happé, parfois on sent enlisé, le langage devient de plus en plus épais. Ce sont des lectures qui nous bouleversent finalement, même si au plan conceptuel on n’a pas le sentiment d’avoir appris beaucoup de chose sur les auteurs. Mais il y a un voyage qui a commencé. Comme si c’était la déception qui permettait la réception. Est-ce que c’est quelque chose que vous avez travaillé vous-même consciemment, cette écriture-là ?

 

 

Serge Valdinoci : En tout cas, c’est vrai, c’est une obsession chez moi, et qui n’est pas de la moralisation personnelle, de la « moraline », comme disait Nietzsche. Il s’agit, tant dans l’écriture que dans la vie – mais nous ne parlons ici que d’écriture –, de dire ce qu’on fait et de faire ce qu’on dit. La vie ça ne plaisante pas. De toute façon, si on ne dit pas ce qu’on fait, si on ne fait pas ce qu’on dit, on se fait couper. Par ailleurs, il y a à dire quelque chose sur ce qu’on fait. C’est un criterium absolu qui se pose là au départ, et qui fonctionne dans mes textes. Je ne l’ai pas théorisé, mais c’est une nécessité qui devrait engager l’espèce humaine vers plus de cohésion et plus de cohérence, moins de folie, moins de chaos finalement…

Maintenant, concernant la déception, il y a une chose que j’ai comprise peu à peu dans ma vie, dans ma vie d’écrivain, j’ai compris que le texte avait une épaisseur. C’est une épaisseur qui n’est pas comme cette veste, ou ce sac, ont une épaisseur. C’est une épaisseur qui renvoie, encore une fois, dans les structures de l’immensité, qui renvoie à ce que j’appelle l’illimité (je suggère une critique fondamentale de la limitation, de la limite, je travaille sur l’entre, et pas sur les limites, donc sur les translations et pas sur les relations…). Comment intervient là-dedans la déception ? Ce qui me semble important, c’est vrai, c’est que mon but n’a jamais été d’apprendre à quelqu’un, un lecteur, quoi que ce soit sur un auteur, ou même sur moi. Mon but n’a jamais été d’apprendre quelque chose à quelqu’un. Je suis l’anti-professeur (mes collègues l’ont senti…). Ce n’est pas ça mon but, pas du tout. Le but c’est de passer outre quelque chose et de savoir, de prendre conscience qu’on est, comme je le disais tout à l’heure, qu’on est déjà passé outre, qu’on est en retard sur soi-même – sur un soi qui est plus réel que la petite réalité biologique que je suis.

Pourquoi y a-t-il des déceptions, pour le lecteur en tout cas, qui le ressent (pour moi il n’y a pas déception ; effectivement c’était brutal au départ, mais j’ai compris quelque chose et maintenant je le cultive) ? C’est évident : on veut avoir d’un livre une information… et même, quand ce sont des livres plus importants, une formation, ce qui va plus loin. Il y a intéroception, lorsqu’on attend quelque chose, une confirmation. J’imagine bien et je conçois bien la déception lorsque l’homme ou la femme en question se retrouve – et c’est inéluctable – en retard sur eux-mêmes. Et nous sommes tous, sauf quelques illuminés, nous sommes tous en retard sur nous. La déception procède de cet élément-là.

Il y a bien sûr les déceptions de l’écrivain, les déceptions psychologiques, et c’est très cruel. Quand on fait sa vie de cela on se retrouve devant soi très abattu… Mais la déception, c’est également quelque chose qui est très enrichissant. J’ai été déçu de ne pas avoir la formation mathématique pour comprendre la physique quantique, par exemple. On ne peut pas faire semblant de la comprendre. J’ai été déçu ; j’ai fait cinq ans de fac de science : c’est trop jeune pour faire de la physique quantique, ça, beaucoup trop jeune. C’est une déception, mais c’est très important, parce que pendant ce temps-là, vous avez une formation qui est réelle, fût-elle insuffisante, elle est réelle.

 

 

C. samarsky : En somme cette déception, elle est positive, parce que ce qui se déçoit en nous, c’est la représentation, et c’est là qu’un travail peut commencer.

 

 

Serge Valdinoci : Oui, que ce soit la représentation de nous, des autres, ou les représentations des sciences – qui sont des représentations plus ou moins ultimes, mais qui sont des représentations… Cette déception permet de s’enrichir d’une façon qui est définitive ; elle garantit de la bêtise… à condition qu’on dise ce qu’on fait et qu’on fasse ce qu’on dit.

 

 

Ali Hmiddouch : Même quand on ne comprend pas exactement ce que vous voulez dire, à la lecture, parce que vous mobilisez malgré tout beaucoup de savoirs et de connaissances, il y a quand même quelque chose de cette épaisseur qui passe, et qui fait qu’on sent où vous voulez nous emmener, malgré parfois l’incompréhension conceptuelle.

 

 

Serge Valdinoci : C’est vrai que je mobilise beaucoup de savoir. Mais ça vient du fait que j’ai fréquenté beaucoup de sciences – même si relativement, entendons-nous bien, nous sommes au vingtième siècle et plus au dix-septième siècle – ; j’ai tenté à droite à gauche, pas ma chance, mais pour comprendre tout simplement. Ça donne déjà un linge, pas encore une épaisseur, mais déjà quelque chose qui ne facilite pas l’approche…

 

 

Ali Hmiddouch : On a l’impression de pénétrer dans une non-linéarité…

 

 

Serge Valdinoci : Oui, le mot est exact. Ce que je tente de faire, et ça je l’ai senti à l’époque des psychiatres phénoménologues, j’ai senti que leur pertinence, ce n’était pas dans leur texte tellement – d’ailleurs j’ai écrit tout un texte sur le fait qu’ils faisaient de la … de la paraphrase, de l’idéologie, notamment avec Schelling ; ce n’est pas avec ces textes-là que ça fonctionne. Ça fonctionne autrement. Il y a plusieurs époques dans ma vie, mais je vais prendre encore la plus radicale, celle peut-être de La Traversée de l’immanence : l’épaisseur est dans le zigzag, l’épaisseur vient du fait que ça se recroqueville. Ça se recroqueville et la linéarité, déjà Husserl le disait, c’est une idéalisation.

 

Ali Hmiddouch : le problème, c’est que le langage fonctionne beaucoup sur la linéarisation

 

Serge Valdinoci : Ce qui est important quand même, c’est que là comme en philosophie, bien que la spécificité soit réelle, le langage fonctionne sur la linéarité mais il y a une couche expressive qui entretient avec l’impression le même rapport si vous voulez que l’identification avec le réel. La couche expressive dit quelque chose, mais dans un élément dont nous avons la totale méconnaissance ; cet élément, c’est l’univers. Le langage est en épaisseur.

  

 

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